vendredi 17 novembre 2017

La tempête

Depuis le début de cette aventure, nous nous préparons à l'idée que peut-être, au cours de notre périple, et malgré toutes les précautions que nous prendrons, nous aurons à faire face à des météos très défavorables. Mais finalement, c'est ici, sur la terre ferme, que nous venons d'essuyer une terrible tempête. Et la météo n'y était pour rien.


Profitant des vacances scolaires, nous prenons le temps d'amener Killian pour une simple échographie, car depuis quelques temps il avait une bosse sur la tête. Il s'était cogné fortement, et cela avait conduit à l'émergence d'un bel "oeuf", bien bleu, avec la marque du meuble imprimé sur la peau. Mais, les semaines passant, la bosse ne disparaissait pas, et notre médecin généraliste pensait qu'il pouvait s'agir d'une calcification de l'hématome, ce qui arrive parfois, et elle nous envoyait donc faire une écho.

Toutefois, le médecin radiologue nous dit qu'il ne peut rien distinguer à l'échographie, mais sans doute quelque chose lui a mis la puce à l'oreille, car il nous garde pour nous faire dans la foulée un scanner, puis un IRM. La journée devient passablement anxiogène... Quand, au bout d'une interminable attente, il nous appelle pour faire le compte-rendu de l'IRM, il a la décence de ne pas me montrer les images, et de nous dire, aussi doucement que possible, que Killian a une tumeur de 8 cm sous cette fameuse bosse. Il a préalablement contacté un neurochirurgien pédiatrique, et m'informe qu'il serait sans doute bien que j'aille à l'hôpital pour avoir un avis plus éclairé. Direction donc les urgences de l'hôpital montpelliérain spécialisé en neurologie et neurochirurgie, dans un état second, où il me semble que quelqu'un conduit le véhicule à ma place. Ayant exercé 10 ans comme infirmière, je ne peux m'empêcher d'imaginer tout ce que cela peut impliquer, et je projette le pire, alors que mon cerveau semble tourbillonner sans aucun contrôle, et que je sens mon corps tomber dans un gouffre dont je ne perçois pas le fond. L'angoisse me pique et me serre tout au long de cette chute. Killian ne pose pas de question, il a compris qu'il a une grosse boule dans la tête, et qu'elle n'a rien à faire là.

Me voilà aux urgences, et j'ouvre le compte-rendu de l'IRM. Les images me sautent à la figure, toutes griffes dehors, et pendant un instant je ne parviens plus à respirer. La tâche blanche de la tumeur est énorme, prend les 2/3 de la place que devrait occuper son cerveau gauche, descend quasiment jusqu'au nerf optique. Elle appuie aussi sur le cerveau droit, qu'elle fait dévier. Et je referme vite ce document, qui vient de me déchirer le cœur, provoquant une brûlure que je ressentirai plusieurs jours.

Une neuro-pédiatre me reçoit, et effectivement elle était au courant de ma venue et du contenu de mon dossier. Elle essaie de me rassurer : oui, la tumeur est énorme, oui, il faut prévoir assez rapidement de l'enlever, mais Killian n'a étonnamment aucun symptôme, ce qui traduit une évolution lente. Les images sont par ailleurs en faveur d'un méningiome, elle m'explique que c'est une tumeur bénigne, mais bien sûr, il est difficile de s'avancer, il faudra faire analyser la tumeur pour savoir ce qu'il en est. Elle nous renvoie à la maison, après avoir fait un bilan pré-opératoire et une consultation d'anesthésie, et nous dit qu'on sera très vite convoqués pour un rendez-vous avec le chirurgien qui opèrera Killian.

Les jours qui suivent sont un enfer. Il faut vivre aussi normalement que possible pour ne pas mettre sur les épaules des enfants une angoisse qu'ils n'ont pas à vivre, mais chaque instant où je suis seule, je défaille, et pleure toutes les larmes de mon corps, toujours obnubilée par tout ce que la nature et la médecine réunies peuvent produire de pire. C'est mon petit côté névrosé, sans doute... On prévient tant bien que mal les familles et quelques amis proches, le téléphone arabe fera le reste. 
Je relis le compte rendu : la tumeur fait 88 mm x 65 mm x 60 mm. C'est très exactement la taille d'un avocat standard. Je le sais, parce que j'ai mesuré. Et ma copine No me téléphone, et m'aide à déchiffrer le compte-rendu par ses connaissances médicales. Son appel me sera d'un secours inestimable, elle me rappelle que tumeur ne veut pas dire cancer. C'est déjà beaucoup !

Trois jours plus tard, nous rencontrons le chirurgien. Il nous explique bien la nature de la lésion, les détails de l'intervention, et n'oublie pas les risques liés à cette opération. Parce qu'il croit que c'est important qu'on soit tous au clair avec ça, y compris Killian. L'opération est prévue 6 jours plus tard, mais il nous dit qu'on a tout à fait le droit de rencontrer d'autres chirurgiens si nous voulons d'autres avis. Non, sincèrement, on veut que cette masse soit enlevée, vite, très vite, de la tête de notre enfant. Son lourd discours médical (toujours trop froid et pesant, mais peut-il en être autrement dans ces cas-là ?) est adoucit par la chaleur de son regard, le souci qu'il a à se faire bien comprendre, et il se veut rassurant sur le probable caractère bénin de la tumeur, même s'il ne peut pas nous en assurer tant qu'elle n'aura pas été analysée. Chose plutôt rare, il m'inspire tout de suite confiance. Mais je crois distinguer sur l'IRM des zones floues, que j'interprète comme une infiltration de la tumeur dans des tissus cérébraux, et ça me turlupine, même si le chirurgien n'en parle pas. J'essaie de me contenir : je n'ai jamais appris à lire des images radiologiques, alors je dois me tromper.

Les jours suivants, le temps s'écoule plus lentement que jamais, et nous puisons au fond de nous-même l'énergie de jouer, rire et sortir avec nos enfants, parce que c'est important de ne pas les noyer dans une pesante ambiance d'angoisse et de tristesse. On va au cinéma et au mini-golf. Les nuits sont courtes, le sommeil étant trop difficile à trouver.

Trois jours plus tard, au milieu de la nuit, Killian nous prévient d'une douleur au crâne, plus importante que jamais. Je prends sur moi, je sais que c'est la tumeur. Mais quand en fin de nuit il vomit, je sais que c'est le premier signal d'un engagement cérébral, et je ne peux m'empêcher de foncer aux urgences. Tout ce qu'il me reste de mes souvenirs d'étudiante infirmière, c'est que l'engagement du tronc cérébral conduit au décès. Le médecin perçoit sans doute mon désespoir, et nous garde à l'hôpital, même s'il ne peut pas faire grand-chose avant l'opération, et qu'il est inutile de la faire en urgence. Ces 2 jours d'avance à l'hôpital, Killian les passe super bien, il est en forme, n'a que peu de douleurs et aucune gêne.

Dans ce petit service, on rencontre des enfants que la vie à percuté de plein fouet (littéralement), et d'autres qui sont nés avec de mauvaises cartes, et que cette fichue maldonne poursuivra longtemps. On croise des parents, dont le cœur a aussi volé en éclat, mais qui affichent toujours un sourire, qui ont toujours un mot pour les autres. On compatit les uns pour les autres, parce qu'on comprend qu'on a en commun une douleur oppressante. Et on relativise : d'autres histoires sont tellement difficiles que finalement on s'en sort pas si mal. 

Le jour de l'opération, je ne suis que l'ombre de moi-même, et Sylvain doit me tirer pour sortir de l'hôpital prendre l'air, car on sait que ce sera long.  Mais dès la fin de l'intervention, le chirurgien monte dans le service, nous dire tout ce qui s'est passé, et nous dire qu'il a tout enlevé. La tumeur était effectivement infiltrante, il a dû couper une veine, enlever une partie des méninges et des  petites zones de l'encéphale. J'ai l'impression d'être en apnée. Il nous rappelle les troubles transitoires qui risquent de survenir dans les jours qui viennent. On descend peu de temps après en salle de réveil, et là encore, le chirurgien est là, pour tester immédiatement les réponses de Killian. On ne perçoit aucun déficit ! Quelle joie ! Tous ses membres bougent bien, et il répond très bien. Enfin, je reprend ma respiration. 




Toutefois, le lendemain, sa main et son bras droit sont quasi-inertes, et le resteront plusieurs jours. Par ailleurs, son élocution est devenue très difficile et il perd ses mots. Le post-op est également un peu compliqué : les médicaments contre la douleur lui donnent beaucoup de nausées et de vertiges. Les 2 premiers jours, il gémit beaucoup, mais finalement n'en garde aucun souvenir. Pour nous, c'est dur. Le médecin nous rappelle que Killian ne présentait pas de déficit en post-op immédiat, et que donc ces déficits seront transitoires, même si la rééducation risque d'être assez longue. Deux crises d'épilepsie partielle viendront aussi ajouter un peu de piment à ce post-op que nous aurions voulu plus simple. 

 Six jours après, sa main rebouge enfin ! Le bras avait déjà commencé à répondre plus ou moins, et voilà que la main droite reprend du service. Son élocution s'est aussi pas mal améliorée au fil des jours. Le chirurgien, toujours extrêmement présent, est venu m’annoncer le résultat du prélèvement tumoral dès qu'il l'a reçu : la tumeur est bien un méningiome ! Le poids qui me comprimait la poitrine depuis 17 jours vient de se volatiliser... J'ai trop de retenue pour lui sauter au cou, mais j'en ai bien envie. Les déficits de Killian réduisent finalement plutôt vite. Il fait preuve de patience, et de persévérance. Il est vraiment courageux. Aujourd'hui, on sait qu'il est tiré d'affaire, et j'ai une pensée pour les parents rencontrés dans le service, et certains enfants dont le pronostic est moins réjouissant.


Cette douloureuse parenthèse dans nos vies un peu trépidantes nous marquera forcément.  Elle augmentera la saveur des moments heureux passés en famille. Notre voyage en voilier sera encore plus important, et nous le vivrons pleinement.

On ne peut rien contre les épreuves de la vie, et il est totalement inutile de devenir rageux. Quelle que soit notre attitude, elle ne peut en rien changer l'arrivée des évènements douloureux, mais je crois que se concentrer sur les petits riens positifs au milieu de la tempête permet de faire un pas, puis un autre, vers la sortie. 
On s'estime chanceux que dans cette épreuve, nous ayons rencontré un chirurgien aussi humain et généreux que médicalement compétent, que la totalité du personnel de ce service soit agréable, et respectueux du rythme de l'enfant et de sa famille, que nous ayons reçu tant de marques d'affection, d'encouragements et de soutien physique et logistique de la part de nos familles, amis, et simples connaissances. On est évidemment chanceux que cette tumeur soit bénigne, et qu'on ait écarté le spectre de l'oncologie. On a la chance que même notre médecin traitant se soit investie dans ces moments difficiles, en m'aidant sur les démarches administratives et en venant visiter Killian à l'hôpital. Et surtout, on a de la chance que cette tumeur qui a évolué très lentement, peut-être depuis plusieurs années, se soit manifestée maintenant, et pas dans quelques mois quand nous seront à bord d'un voilier, loin de chez nous.
La rééducation de Killian prendra certainement du temps, et c'est pour l'instant la priorité. Puis nous reprendrons nos navigations avec joie et un peu plus conscience de la nécessité de vivre chaque instant pleinement !